Carnet écossais

Île d’Arran – septembre 2015

carnet initialement présenté dans le cadre du festival « Fenêtres sur le monde » (printemps 2020) et de l’événement « Allô l’artiste ! » (printemps 2021)

« La mer est verte, la mer est grise, elle est d’azur, elle est d’argent et de dentelle »

– Paul Fort

Mardi 1er septembre 2015 – 11:18
A bord du train à destination d’Ardrossan Harbour


Ça y est, notre train quitte Glasgow et sa gare de fer forgé, sous le soleil, direction la Côte Ouest de l’Écosse. Moi, je suis à peu près aussi excitée que s’il s’agissait de la rentrée des classes. J’ai quand même préparé mon sac avec plus de goût que s’il avait s’agit d’un cartable – certes. D’après la météo (mais peut-on seulement croire les prévisions écossaises ?), Arran ne devrait essuyer en trois jours qu’une averse, ce soir sur les coups de 20 heures. Je compte passer entre les gouttes, en squattant les bancs d’un pub ou les canapés de l’auberge de jeunesse si nécessaires. Je n’ai que trois jours devant moi, je ne m’égare pas très loin, mais c’est la première fois que je voyage seule.

13:45
A bord du ferry.


Il fait toujours beau. Le ferry part, ou bien c’est Ardrossan. On ne sait plus. Je suis entourée de gens qui grignotent des chips au vinaigre arrosées d’Irn Bru – le fluorescent soda local, en attendant l’arrivée à Arran prévue après une heure de traversée.

15:50 et des cacahuètes.
Brodick Beach, en face de l’embarcadère.


Je pense à un poème de Paul Fort, qu’une maîtresse de maternelle nous avait fait apprendre et décorer en collant des coquillages ramassés sur la plage. « La mer est verte, la mer est grise, elle est d’azur, elle est d’argent et de dentelle ». Le petit cadre a longtemps été accroché dans les toilettes de la maison familiale – raison pour laquelle je le connais encore par cœur.

En débarquant, j’étais excitée – forcément – et n’ai pas pu m’empêcher de penser : « Whaou ». Déjà au loin, on avait vu des crêtes prendre forme et des nuages meringuer les sommets de montagnes que l’on ne devinait alors qu’à peine. Déjà, j’avais pressenti que ce serait beau. Je n’y suis que depuis une heure mais Arran, celle que les guides touristiques surnomment « L’Écosse miniature », celle qui a inspiré dit-on l’Île Noire d’Hergé, semble tenir les promesse qu’on avait formulées pour elle.

Je dors à Shore Lodge, une auberge de jeunesse située dans la baie de Brodick, la « capitale » de l’île. J’ai fait comme on m’a dit quand j’ai demandé mon chemin : je suis venue à pied en longeant la plage qui borde la baie. Non seulement la mer est-elle cristalline, mais le chemin que j’emprunte me fait traverser un court de golf, chevaucher ponts et ruisseaux – et surtout, il fait la révérence au sommet pointu qui surplombe l’île : Goatfell si j’ai bien compris. Pas loin de 900 mètres d’altitude, tout de même. J’ai du sable plein les chaussures, du gros sable caillouteux et nappé de goëmon séché.

Mercredi – 08h15 – Juste après le premier bus
Corrie


A Arran, une route côtière fait le tour de l’île en 90 kilomètres. Une autre route, « The string » : la corde, barre l’île en diagonale, reliant Blackwaterfoot et Brodick. J’ai décidé pendant mon séjour de faire le tour en bus et à pied, en commençant et en terminant à l’embarcadère de Brodick.

En descendant du bus n°324, celui qui parcourt la partie nord, impossible de ne pas penser que Corrie est l’illustration parfaite du mot « pittoresque ». Derrière les vitres du bus déjà, la vue était imprenable : les rochers battus par les vagues, la mer – houleuse et vert-de-gris ce matin – et puis le mainland montagneux que l’on discerne au loin. A quelques mètres de l’arrêt de bus se trouve un banc isolé orné d’une plaque commémorative : « En mémoire de Jeannette qui aimait s’asseoir ici pour admirer la vue ». Qui qu’ait été Jeannette, je ne peux qu’être d’accord avec elle. De l’autre côté de la route, faisant face aux vagues, se trouve une rangée de maisons blanches qui s’égrènent comme un collier de perles sur un ou deux kilomètres. Derrière les rideaux et les vitres teintées des bow-windows on devine plus qu’on ne voit vraiment les regards discrets de certains habitants qui cherchent probablement à se distraire un peu de leur vue sur la mer – aussi belle soit-elle. Nous sommes début septembre et à Arran, la population passe de 25 000 habitants l’été à un peu moins de 5 000 hors-saison

En attendant le bus suivant, je m’aventure jusqu’au « Village hall », la salle des fêtes de Corrie et de Sannox, le prochain village qui se trouve à une poignée de miles de là. Intercalée entre deux grosses perles, c’est une bâtisse sombre et austère aux faux airs de chalet. Le panneau d’affichage qui se trouve près de l’entrée est bariolé d’affichettes un peu délavées qui dévoilent le programme des activités de l’été : soirées bingo et cours de danse écossaise en août. Bon.

Une bourrasque salée s’engouffre soudain sur la route pour rafraîchir le village de quelques degrés – je frissonne en jetant un coup d’œil à ma montre. Et puis je me souviens que je suis à Arran et que, quelle que soit l’heure, le prochain bus passera quand il passera. Ici, qu’importent les heures et les minutes : seuls comptent les ferries et les bus. C’est le matin, il fait froid, et à la question : « Quelle heure est-il ? », on dira qu’ « il est un tout petit peu avant le deuxième 324 de la journée ».

12:05
Plage de Lochranza. 2ème bus.


S’il y avait eu du soleil, je serais à l’ombre du château, ou de ce qu’il en reste. Que c’est beau ! Des pierres tombales dont les noms de famille me font rêver (Kerr, McMillan, McSween…), des glens de tous côtés, des sommets tantôt moussus et verdoyants tantôt acérés et rocailleux et des moutons partout – bientôt jusque sous les roues du bus !

J’ai un peu discuté hier soir avec le couple qui partage l’auberge avec moi (qui la partage littéralement : nous sommes trois et il ne semble pas y avoir de personnel permanent, une affichette à l’accueil demandant de laisser le règlement de la chambre dans une enveloppe). Ils viennent d’Édimbourg et sont comme moi venus chercher à Arran un peu de l’air et de la tranquillité qui manquent en août dans la capitale écossaise. Je me suis arrangée pour ne pas partir en même temps qu’eux ce matin, mais nous nous retrouvons à chaque passage de bus – les uns montant quand l’autre descend, ou l’inverse. On échange sur la météo (et il y a de quoi dire tant le temps change vite) et sur les animaux aperçus. Pour ma part :
– chevaux : 1
– moutons : plein
– méduses : bien trop
– rat : 1
– mouettes, corbeaux, hérons, poules et volatiles en tous genres : beaucoup
– écureuil roux : 1
– phoque : un premier dans la baie de Brodick, à 8h le mercredi matin. Et plein d’autres à Corrie.
– Cerfs et biches : 2
– Paon : 1 (ce qui m’a valu quelques regards dans le bus, quand je n’ai pas pu m’empêcher de m’écrier « Un paon ! » en l’apercevant par la fenêtre)
– Aigles : 5 ou 6

Ici, les gens sont extrêmement courtois, d’une courtoisie qui frise même la gentillesse. Chacun se salue et va même parfois jusqu’à s’enquérir de l’humeur de la personne. « Hi, how’ya doin’ ? ».

14h – Soit un peu avant le 3ème bus.
Catacol – devant les 12 apôtres.


Les « 12 apôtres » : ce nom m’avait rendue curieuse et je suis heureuse de les découvrir. Il s’agit d’une rangée de maisonnettes blanches faisant face à la mer. Identiques au premier abord, chacune se distingue en fait de sa voisine par l’arrondi, la hauteur ou l’étroitesse de sa fenêtre qui pour chaque maison varie. J’apprends qu’elles furent construites dans la seconde moitié du 19ème siècle pour héberger les habitants expulsés de l’intérieur de l’île, à l’époque où la chasse au cerf était devenue populaire parmi les membres de l’aristocratie britannique. On raconte que l’objectif était de faire de ces paysans des pêcheurs, raison pour laquelle chacune des fenêtres de ces 12 maisons est différente, ce qui aurait permis aux épouses des hommes partis en mer de placer des bougies derrière les fenêtres et de pouvoir ainsi communiquer avec eux.

Aujourd’hui, chaque maisonnette est affublée d’un jardinet délimité par un muret en pierre. L’une des maisons est à vendre.

16h.
Blackwaterfoot – Après le 3ème bus de la journée mais devant mon 1er café


Je parlais tout à l’heure de la courtoisie des gens croisés : j’en remets une couche après avoir pris mon 3ème bus entre Catacol et Blackwaterfoot. Non seulement la chauffeuse saluait très cordialement une voiture surdeux, mais elle déposait aussi devant sa porte la moitié des passagers du bus sans même qu’ils le demandent.
En descendant, j’ai d’ailleurs croisé mon couple d’Edimbourgeois à bord du leur, qui faisait probablement route vers Brodick. Le chat et la souris version Arran en somme.
J’ai souri devant le nom des boutiques ici. Pas de chichis ou de jeux de mots idiots : étant donné la situation monopolistique de chaque échoppe dans chaque village, le propriétaire se contente généralement d’accoler au nom du bled le nom de ce qu’il vend. A Blackwaterfoot, on trouve donc le Blackwaterfoot Hotel, le Blackwarterfoot garage, le Blackwaterfoot Hair, etc.

Le café où je me trouve appartient quant à lui à l’hôtel Best Western – le seul hôtel de Blackwaterfoot semble t-il. J’aurais préféré m’échouer ailleurs, mais tout est fermé. Ne serait-ce la vue (sur la presqu’île du Kintyre, de l’autre côté du bras de mer) et le fait qu’ils servent du café, l’endroit est des plus inintéressants. J’y suis pourtant coincée entre mon 3ème et mon 4ème bus. Le temps de me refaire la route depuis Catacol dans ma tête. C’était beau. J’ai salué un phoque. Croisé des moutons, beaucoup de moutons. Suis passée devant un groupement de cinq maisons, égarées à une poignée de kilomètres des localités environnantes. Me suis demandée si à Arran, cinq maisons suffisaient pour constituer un village. Je pense que oui.

Dans le 4ème bus
Un peu après Corriecravie


Bravo Alice. Me voilà rouge tomate, soufflant comme un bœuf, dans le bus que je désespérais de retrouver aujourd’hui. J’explique.

Après avoir échoué à engager la conversation avec l’employé de l’hôtel qui aspirait la moquette dans la salle de réception déserte, je me suis résolue à commencer à faire à pied le chemin que je voulais faire en bus. L’avantage indéniable à être sur une île où il n’y a qu’une route principale, c’est que je ne risquais pas de me perdre – certes. D’après le petit papier dans ma poche, sur lequel j’ai noté les horaires de passage du bus, j’avais devant moi assez de temps pour atteindre à pied l’arrêt suivant dans le village de Corriecravie et prendre le dernier bus de la journée.

Je n’avais pas trop idée de la distance jusqu’à Corriecravie à vraie dire, mais Blackwaterfoot était trop vilaine et la route vers le sud trop belle pour que j’hésite plus longtemps. Pensez à l’Ecosse des cartes postales : une étroite route goudronnée qui sinue entre une mer aux couleurs changeantes et des collines tantôt rousses, tantôt vertes, tantôt dorées. Des averses intermittentes, courtes, juste pour compléter le cliché. Du vent. Des cris de mouette. Voilà, c’est là que j’étais. Trop contente d’être seule au monde sur cette route durant les premiers kilomètres, j’ai commencé à m’inquiéter en ne voyant aucune maison à l’horizon mais en voyant par contre clairement l’heure tourner. Le bus suivait très certainement la même route que moi et j’aurais donc sûrement pu l’arrêter n’importe où. Mais je ne sais pas pourquoi – sans doute l’absence de maisons et de voiture, d’être vivant en fait – j’ai commencé à gamberger. Et si le bus faisait un détour, empruntait une petite route parallèle pour rejoindre Corriecravie ?

J’ai pressé le pas, bien décidée à être à l’arrêt de bus à temps. Il faut imaginer une côté très découpée, où l’on ne peut pas voir très loin devant soi : le village de Corriecravie devait se cacher derrière le prochain repli de roches. Ou derrière le suivant. Au bout d’un moment, j’ai commencé à trottiner. Et puis victoire : des maisons, plus si loin. Je souffle un coup… et remarque un point blanc qui grossit, derrière moi. Forcément : c’était mon bus. Foutu pour foutu, j’ai couru franchement sur les quelques centaines de mètres restantes. Et j’ai donc pu, après sept kilomètres à pied et un peu plus de difficultés que prévu, prendre mon bus et rentrer à Brodick.

Jeudi
Journée sans bus – Dans les jardins du château de Brodick – Face à la mer, sous le soleil


Arran n’en finit pas d’être belle. Elle dispose en effet de jardins tropicaux, rien que ça ! Le parc du château de Brodick (qui daterait du 13ème siècle, plusieurs fois construit et démoli, assiégé durant les guerres) est en effet bourré à craquer de plantes dignes de Majorque ou de la Corse. Enfin, j’imagine, n’étant allée sur aucune des deux îles. Quelle claque ! J’ai eu l’idée du siècle en venant prendre mon petit déjeuner ici je crois : le ciel est d’un bleu azur, le soleil tape (et m’a forcée à retirer de nombreuses couches de tee-shirts) et la petite cabane de bois qui abrite le banc où je suis assise offre un écrin splendide à la vue. Derrière le parapet, les jardins courent jusqu’à la mer avec des bosquets de rhododendrons, des cyprès, des palmiers, des plans de fougères gigantesques. Et après ça : la mer, aujourd’hui d’un bleu roi.

A l’instant où j’écris, le ferry d’Ardrossan entre dans la baie de Brodick. Et ce n’est pas fini ! Après la mer, une presqu’île, d’ailleurs puisqu’il s’agit de la presqu’île d’une île véritable, ne peut-on pas parler de presqu’île d’île ? Une presqu’île d’île donc, couverte de sapins. Et derrière, Lamlash, Whiting Bay, Holy Island – une vraie île cette fois-ci. Et puis plus loin encore, à peine perceptibles derrière la ligne d’horizon, des reliefs qui se dessinent là où s’arrête la mer. Le panorama est un mille feuille de palmiers, de ferries, de montagnes

Il est 9h20 et je ne vais pas tarder à retourner à l’auberge de jeunesse. J’en veux assez mortellement à l’espèce de troll venu se décrasser bruyamment les amygdales dans les toilettes qui jouxtent notre chambre à 5h30 du matin, puis de nouveau à 6h30. Comme l’a dit ma camarade de chambrée suédoise avec qui j’ai discuté hier soir : « Être aussi peu soucieux des autres et aussi dégoûtant… ça ne pouvait être qu’un homme ! ». En tout cas grâce à lui, la nuit que j’ai passée a été aussi petite que mes yeux au réveil. J’ai pourtant essayé de me rendormir mais rien n’y a fait. Ni les aigles, ni les phoques se dorant la pilule, ni la gothique église de Lochranza n’ont réussi à me pousser dans les bras de Morphée. Je pensais avoir assez cavalé pour dormir 15h de rang mais rien n’y a fait. En y repensant ce matin, je me dit que je suis bête : vu le nombre de spécimens croisés sur les routes et dans les prés, j’aurais simplement pu compter les moutons.


Édimbourg – juin 2019

« Tout ça pour aller écouter de la cornemuse… »

– Un touriste français, dans l’avion pour Édimbourg

Madeleines de Proust édimbourgeoises

– Les marchands de glace en camion ou dans de vraies boutiques, et les queues de clients qui bravent les 14-15°c extérieurs pour s’enfiler un cornet…
– Les « boîtes à café », petits kiosques multicolores, qui ont poussé comme des champignons aux coins des rues et des parcs de la ville

La pinte de Tennent’s (qui semblait tellement meilleure il y a 5 ans) et son « wee dram o’ whisky »
La météo dont je ne me rappelais pas qu’elle était si changeante. Un soleil éclatant est en train de succéder aux trombes d’eau tombées il y a moins de dix minutes.